8

 

L’attitude de Vincent Dolan, à son retour chez lui, me surprit un peu. Il ne me demanda pas de le suivre immédiatement dans son bureau. Il prit mon verre, et celui de sa femme, sans nous demander notre avis. Il rafraîchit nos deux verres, et s’en versa un pour lui.

Il s’assit à côté d’elle sur le canapé. Elle relança la conversation, en revenant à son sujet favori : « Vincent, je venais juste de raconter à Ed le temps où Mike…» Et, pendant près d’une heure, elle fit l’essentiel de la conversation. Dolan ne s’y immisça, de temps en temps, que pour faire une remarque ou glisser une anecdote personnelle. Moi, je n’avais ouvert la bouche qu’une fois… pour avaler une gorgée de mon whisky-soda. En tout cas, je n’avais rien appris de nouveau.

J’avais l’impression de tout savoir sur Mike. Depuis qu’il était au berceau…

… Jusqu’à hier soir, évidemment.

Après un coup d’œil à sa montre, Dolan interrompit brusquement la conversation. D’un instant à l’autre, Mike allait rentrer de l’école, expliqua-t-il. Or, il devait ignorer ma présence ici. S’il découvrait que j’étais venu, il penserait que l’on ne croyait pas son histoire et que je continuais à enquêter sur lui. Jusqu’à ce que Dolan ait décidé ce qu’il devait faire de Mike, et qu’il ait eu avec lui la petite conversation prévue, il préférait que l’enfant n’ait pas ce genre de pensées.

On présenta donc nos excuses à Sylvia, et l’on se rendit dans son bureau. Il ferma la porte, mais ne tourna pas la clé. Il m’expliqua que personne – même un membre de la famille – n’oserait entrer sans frapper.

On s’installa confortablement. Il proposa d’appeler Robert, pour qu’on me resserve un verre. Je déclinai son offre, ce qui parut lui plaire. Il ne commanda rien pour lui.

— Eh bien, Ed, commença-t-il. Je devine, à notre conversation téléphonique, ce matin, que vous avez encore quelques questions à me poser. Vous souhaitez commencer ? Ou préférez-vous que je vous explique d’abord pourquoi je désirais vous voir ?

— Je préfère que vous commenciez, répondis-je. Ce que vous avez à me dire peut partiellement, ou même totalement, répondre à mes questions. Dans ce cas, je n’aurais pas besoin de vous interroger.

— Bien, d’abord, au cas où vous vous inquiéteriez de ce que Sylvia pense de notre entretien privé, sachez que je lui ai assuré qu’il ne porterait pas sur Mike. Si jamais elle pensait que je voulais vous parler de lui, en dehors de sa présence, ça ficherait en l’air notre petite conspiration qui vise à la rassurer, à éviter qu’elle s’alarme inutilement. À cet égard, vous avez dû faire du bon boulot, car, depuis que je suis rentré, elle n’a pas mentionné une seule fois l’épisode d’hier soir.

— D’accord, dis-je. Mais alors, de quoi sommes-nous censés parler ? Votre épouse ne me contactera sans doute plus jamais, mais dans le cas contraire, je ne voudrais pas faire d’impair.

— Je suis supposé vous confier une affaire – ou d’autres affaires – à résoudre. Quand Sylvia et moi en avons parlé ce matin – après qu’on vous a eu, tous les deux, au bout du fil – elle m’a prévenu qu’elle avait proposé de vous dédommager pour votre dérangement. Elle a également suggéré que je vous offre une sorte de récompense pour nous avoir ramené Mike, hier soir.

« Je lui ai répondu de ne pas s’en préoccuper, que je me chargeais de tout. Et que de toute façon vous n’accepteriez sûrement pas une récompense. J’ai ajouté qu’à la place je ferais appel à votre agence pour régler certains de mes problèmes. Je lui ai raconté que parfois l’un ou l’autre de nos bookmakers garde pour lui l’argent des paris, ou nous ment sur leurs montants réels, et qu’alors nous faisons appel à des détectives privés pour procéder aux vérifications nécessaires. Ce qui est faux, évidemment. On a nos propres méthodes pour régler ce genre de désagrément. Mais elle l’ignore, et croit vraiment que je vais vous confier une affaire.

J’acquiesçai d’un signe de tête.

— Bon, parlons de Mike, poursuivit Dolan. J’ai beaucoup pensé à lui, cette nuit, et ce matin, et je suis bien plus inquiet qu’hier soir. Si inquiet que j’ai décidé que cela dépassait ma compétence. J’ai décidé de le conduire chez un psychologue de l’enfant.

« C’est pourquoi, au lieu d’avoir avec lui une longue conversation avant le petit déjeuner, comme je l’avais prévu, j’en ai eu une courte. Et j’ai menti par omission. Je n’ai même pas mentionné le pistolet. Je lui ai dit que j’étais très préoccupé par la conversation qu’il avait entendue, ou cru entendre. J’ai ajouté que je préférais qu’il répète son histoire devant un spécialiste. J’ai pensé qu’il se montrerait plus coopératif, et parlerait plus librement avec un tiers, si je lui faisais croire que, pour moi, ce qu’il avait entendu était primordial.

— Je crois que vous êtes vous-même un fin psychologue, monsieur Dolan, dis-je.

— J’ai lu beaucoup de livres de psychologie. Mais rien sur la psychologie de l’enfant. Je dois vous avouer que le geste de Mike hier soir m’a profondément déconcerté. Toujours est-il que, juste après le petit déjeuner, j’ai appelé Angela. Je lui ai demandé de téléphoner à ses relations afin de me dénicher le meilleur psychologue de l’enfant de Chicago. Elle suit des cours à l’Université. J’ai donc pensé que l’une ou l’autre de ses connaissances pouvait la renseigner. Il ne lui a fallu que quelques coups de téléphone, pour me donner le nom que je cherchais. Le docteur Walter Werther. Une célébrité mondiale. Moi-même, je connaissais son nom. J’ignorais qu’il résidait à Chicago, sinon j’aurais cherché son nom et son adresse dans l’annuaire téléphonique. J’ai demandé à Angela de me laisser seul, et je lui ai téléphoné… Une chance : je l’ai joint à son arrivée, avant qu’il ne commence ses consultations. Je n’ai pas eu à me bagarrer avec une secrétaire, pour pouvoir lui parler personnellement.

« Et, chance encore plus grande, si je puis dire, il connaissait mon nom. (Dolan étouffa un petit rire.) Il joue peut-être aux courses. Ou alors, c’est un de ces réformateurs qui étudient l’organigramme de l’Organisation, ici, à Chicago, et qui souhaitent me mettre sur la touche. Enfin, peu importe, puisque j’ai pu lui parler.

« Je lui en ai raconté juste assez pour piquer sa curiosité. Je lui ai précisé que son prix serait le mien s’il pouvait me parler – ou m’écouter – une demi-heure aujourd’hui, et s’il pouvait recevoir Mike demain. On a trouvé une solution. Il ne pouvait pas me recevoir aujourd’hui, même entre deux rendez-vous. On est donc allés déjeuner ensemble. Il verra Mike demain matin, à 8 h 30, avant de démarrer ses consultations.

— Vous verra-t-il tous les deux en même temps, Mike et vous ? demandai-je.

Il haussa les épaules.

— C’est lui qui décidera. Il m’a dit qu’il nous recevra ensemble, pour commencer, et qu’ensuite il me demanderait peut-être de sortir, pour s’entretenir seul à seul avec Mike. S’il estime que Mike a besoin de continuer à recevoir ses conseils – appelons un chat un chat, bordel : de continuer la thérapie – il m’en informera, et on prendra une décision. Mais auparavant, il s’entretiendra une nouvelle fois avec Mike.

Il se tut un instant et me regarda fixement. Puis il reprit :

— C’est tout à ce sujet. Eh bien, Ed, quelles questions désiriez-vous me poser ? Auriez-vous découvert quelque chose que j’ignore ?

Je secouai la tête :

— Je me demandais simplement une chose. Tout le monde, absolument tout le monde, à commencer par vous, quand je vous ai ramené Mike, hier soir, pense qu’il a rêvé cette conversation, ou plutôt qu’elle est… disons… le fruit de son imagination.

« Avez-vous envisagé sérieusement la possibilité qu’il l’ait réellement entendue ? Ou – continuons dans cette voie – qu’il ait surpris des bribes d’une conversation qu’il aurait pu comprendre et interpréter de travers, mais qui, effectivement, aurait eu trait à votre mort ?

Dolan hocha lentement la tête :

— Oui. Je l’ai envisagé. Pas immédiatement. Pas hier soir, quand j’ai interrogé Mike devant vous – mon principal souci était de le rassurer – mais ensuite, oui.

« Ed, c’est tout simplement impossible. Hier, il n’y a jamais eu, ici, en même temps (je ne me compte pas, évidemment) deux hommes qui auraient pu réellement…

Je l’interrompis aussitôt :

— Mais y avait-il deux hommes qui n’auraient pu réellement… ?

Il rit. Une sorte de bref glapissement.

— George Steck – vous l’avez rencontré, cette nuit – est arrivé à la maison vers, oh ! 14 heures, 14 h 30. Appelez ça une possibilité, si vous voulez. Mais les deux autres possibilités, c’était moi – et bon Dieu de bois, vous pouvez m’éliminer de la liste – et Robert Sideco. Vous avez déjà entendu la voix de Robert ?

— Quelques mots seulement, répondis-je.

— Il a une voix haut perchée. Plus aiguë que celle de la plupart des femmes. Et il a un accent à couper à la machette. Une voix et un accent tellement caractéristiques que Mike n’aurait pas pu ne pas les reconnaître, même s’il n’avait prononcé que quelques mots.

— Et la voix de George Steck ? Hier soir, il n’a dit que quelques mots devant moi. Et je ne cherchais pas à identifier une intonation ou un accent.

Dolan haussa les épaules :

— Une voix semblable à toutes les autres. D’une tonalité un peu plus basse que la vôtre ou la mienne, mais je ne sais pas si Mike pourrait la reconnaître. Mais celle de Robert, oui. S’il n’était pas capable de reconnaître la voix de Robert, à n’importe quelle distance, je serais contraint de l’inscrire à une école pour enfants attardés.

— Et vous êtes sûr que personne – c’est-à-dire, aucun homme – ne se trouvait à la maison, en dehors de vous, de Steck et de Robert ?

— J’ai interrogé les domestiques, ce matin…

Tous les trois, séparément. Oui. Ed, j’ai envisagé la possibilité que Mike ait effectivement surpris une conversation entre deux hommes. Comme, par exemple, entre deux livreurs qui seraient venus livrer un nouveau meuble. Ou entre un plombier et son apprenti, appelés pour une réparation.

« Zéro. Personne, ni un membre de la famille, ni un domestique, n’a reçu d’invité, hier après-midi. Aucun employé, aucun ouvrier n’est entré ici. Il n’y avait que la maisonnée, rien que la maisonnée.

— Quelqu’un d’autre a les clés ? Quelqu’un de l’extérieur, je veux dire ?

— Personne. Pas même George. Il doit sonner. Ed, croyez-moi sur parole, j’ai réfléchi à toutes les possibilités. Même à la possibilité que Mike ait entendu – brièvement – un fragment d’une émission de radio ou de télévision. Il y a plusieurs postes de radio et de télé, dans la maison. Mais aucun n’est suffisamment proche de sa chambre (je ne parle pas des siens, évidemment), pour qu’il ait pu entendre quelque chose.

« Ne croyez pas que je n’ai pas réfléchi à la question, sous tous ses aspects, Ed. Il n’y a même pas de téléphone à proximité de la chambre de Mike. Il y a trois appareils au rez-de-chaussée, et un seul – celui des domestiques – au second étage. C’est tout.

Je secouai la tête :

— Je crois que je vous dois des excuses, monsieur Dolan. J’avais sous-estimé votre capacité à examiner l’affaire dans les moindres détails.

— Si d’autres idées vous venaient à l’esprit, n’hésitez pas à me les confier. Je vous passerai un coup de fil demain, pour vous informer de la conclusion du docteur Werther, après la visite de Mike. Si cela vous intéresse.

— Merci, fis-je. J’allais justement vous le demander. Ah ! si, j’ai une autre question. Avez-vous essayé de lui faire répéter, mot pour mot, ce qu’il a entendu, si la conversation était brève ? Ou une partie de ce qu’il a entendu, si elle était longue ?

— J’ai essayé, mais je n’ai rien obtenu de probant, la première fois. Et je ne veux pas le bousculer. Il sera d’autant mieux disposé à parler librement avec le docteur qu’on ne l’aura pas harcelé de questions auparavant.

Je me levai.

— Merci, monsieur Dolan. Appelez-nous, chaque fois que… Oh, vous ne m’avez pas dit quelle avait été la première impression du docteur Werther, à partir des éléments que vous lui avez fournis ? Prend-il cette histoire au sérieux ?

— Très au sérieux, Ed. S’il n’est pas convaincu que Mike lui dise la vérité – ce qu’il croit être la vérité, plutôt – ou s’il pense qu’il lui cache quelque chose, il suggère d’essayer l’hypnotisme. Et si l’hypnotisme ne donne aucun résultat, il est disposé à interroger Mike sous l’effet de drogues. Avec ma permission, évidemment.

— Vous la lui donnerez ?

— Je ne sais pas. S’il me le conseille, j’y réfléchirai sérieusement.

Dolan se leva à son tour. Il se dirigea avec moi vers la porte, mais il m’arrêta :

— Une minute, Ed. Je vais d’abord jeter un coup d’œil. Je ne tiens pas à ce que Mike vous voie sortir d’ici.

J’attendis donc. Il alla jusqu’à la porte d’entrée, l’ouvrit, descendit les marches, et après un instant, me cria par-dessus son épaule :

— La voie est libre.

Je le rejoignis.

Il resta sur le pas de la porte. Je sortis dans la rue.

Les dessous de madame Murphy
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